«Sans nationalité», mais pas apatrides, les Sarahoui·es?
Né au Sahara occidental (SO), Aju 1>Prénom d’emprunt. est arrêté et torturé pendant cinq ans par le Maroc pour avoir participé à une manifestation en faveur de l’indépendance de son pays. Relâché grâce à la pression internationale, il arrive en Suisse en 1998, où il demande et obtient l’asile. Sur son permis est indiquée la nationalité «sahraouie».
Le territoire du SO est majoritairement colonisé par le Maroc; un mur sépare la partie occupée de la zone libérée. Toutefois, la plupart des pays du monde, dont la Suisse, ne reconnaissent pas l’existence de cet Etat. Par ailleurs, une grande partie de la population sahraouie a dû fuir l’occupation et se trouve réfugiée depuis des années en Algérie, dans des camps aux conditions de vie très précaires. Pour les personnes originaires du SO qui arrivent en Suisse, la possibilité d’obtenir l’asile n’est possible que si la persécution par le Maroc peut être démontrée. C’est ce qu’est parvenu à faire Aju.
En 2019, les autorités annoncent à Aju et à ses enfants que la Suisse leur décrète à présent la nationalité marocaine. Aju demande une rectification, refusant de recevoir la nationalité d’un Etat qui l’a torturé. Le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) lui répond alors qu’il admet sa provenance du SO, mais que, comme la Suisse ne reconnaît pas ce pays, les personnes qui en sont originaires prennent automatiquement la nationalité marocaine. Après plusieurs échanges, le SEM propose de revenir à la qualification «sans nationalité», ce qui déchoit Aju et sa famille de leur nationalité sahraouie.
Il est pour le moins surprenant de constater que la Suisse peut admettre la provenance d’une personne, mais lui en refuser l’origine pour un motif purement politique. Aju paie-t-il le prix du choix de la Suisse de ne pas reconnaître une population oppressée et de ne pas s’opposer à un Etat colonial?
Aju dépose un recours auprès du Tribunal administratif (TAF), qu’il perd, puis auprès du Tribunal fédéral. Mais en 2021, ce dernier valide la pratique du SEM d’enregistrer les personnes du SO comme «sans nationalité», tout en soulignant que cela ne revient pas pour autant à leur reconnaître un statut d’apatride. En effet, la catégorie «sans nationalité» est un statut distinct qui n’ouvre pas l’accès aux droits découlant de l’apatridie.
Egalement originaire du SO, Faska 2>Prénom d’emprunt. a, lui, réussi à se faire reconnaître apatride, après des années d’attente et de bataille juridique. Arrivé en Suisse en 2019, sa demande d’asile y est refusée en 2021, au motif qu’il n’aurait pas subi de persécutions. Il demande alors l’apatridie mais il reste sans réponse durant près de trois ans, le SEM refusant de se prononcer. Faska finit par saisir le TAF pour déni de justice. Le SEM tente d’expliquer son retard par le fait qu’il s’agit d’une «question juridique, mais également politique, le SO n’étant pas autonome», mais l’argument est refusé par le TAF qui admet le recours. Sommé de répondre, le SEM reconnaît enfin l’apatridie de Faska en avril 2023.
De l’aveu même du SEM, Faska a, comme Aju, subi les conséquences d’un choix politique. Mais si leur Etat n’est pas reconnu par la Suisse, comment expliquer que les autorités refusent ou laissent simplement sans réponse leurs demandes d’apatridie? Refuser de reconnaître le SO en tant qu’Etat et déchoir des personnes de leur nationalité va à l’encontre des recommandations des Nations unies: la Suisse crée des apatrides, tout en rechignant à leur reconnaître juridiquement ce statut.
Le paradoxe est lourd de conséquences, d’abord pour les familles sahraouies qui vivent en Suisse, puisqu’elles ne peuvent pas jouir des droits attachés au statut d’apatride. Lourd de conséquences aussi pour la population sahraouie, à qui il est refusé de pouvoir transmettre leur nationalité aux générations futures. Reléguée dans la catégorie «sans nationalité», ou apatrides de facto par le funeste jeu géopolitique, cette population est privée d’un Etat et d’une identité, ce qui rend toute possibilité de résistance face à l’occupation extrêmement compliquée. N’est-ce pas là rendre inaudibles leurs voix?
Notes
Observatoire romand du droit d’asile et des étrangers (ODAE). Ce texte est issu du dossier Panorama «Vivre sans nationalité reconnue» de l’ODAE romand, à paraître en novembre 2024.
Pour commander: info@odae-romand.ch